Au bord du lac...

Au bord du lac...

Je ne cessais de repenser à la fille d’hier soir. La journée avait été longue et sans intérêt particulier, Arkan m’avait demandé d’aller sermonner deux jeunes imbéciles qui se la racontaient un peu trop dans un pub, mais quelques coups de poings et ma simple présence avaient suffit à les calmer. J’étais, après tout, le Loup Blanc, le seul de la Meute à pouvoir les tuer. Qui plus est j’étais aussi l’Oméga, je cumulais donc aussi les capacités d’apaisement de mon rang. Un savant mélange de carotte et de bâton en somme. Mais je me servais plus volontiers du bâton, ce qu’Arkan, notre Alpha, ne me reprochait pas autant que je l’aurais cru. Les Alphas étaient durs. Pas que j’en ai connus beaucoup cela dit, Arkan étant le seul.

Puisque je me trouvais en bordure de la ville, j’avais laissé Warren me déposer en moto au bord du lac. C’était le plus souvent lui qui m’accompagnait dans mes missions de dissuasion. De par son orientation sexuelle réprouvée par les esprits vieux jeux des autres membres de meute, Warren se retrouvait souvent exclu. Comme moi à cause de mon statu de Loup Blanc. Ce point commun nous rapprochait souvent comme binôme de mission. Et c’était un tandem qui fonctionnait.

Le soleil n’avait pas encore totalement disparu lorsque Warren me déposa, aussi je décidais de m’asseoir sur les galets près de l’eau et d’observer les dernières personnes qui quittaient petit à petit les lieux. Tous les humains étaient bien emmitouflés pour se protéger du froid glacial, mais ma température de louve ne m’autorisait guère plus qu’un débardeur et un perf - le tout en noir. J’adorais ce blouson typiquement motard, offert bien entendu par Warren. Il allait très bien avec le pantalon de cuir et les bottes - toujours de moto, et toujours noirs - que je portais ce soir-là, eux aussi offerts par mon grand frère d’adoption. Être bien équipé, disait-il, nous permettait de mieux nous mêler aux humains. Sur que si je m’étais baladée en claquettes-chaussettes par ce froid, j’aurais été moins discrète. Le séant confortablement déposé sur un gros galet plat, je laissais mon regard dériver vers autrui.

Avec l’arrivée de la nuit et les superstitions toujours bien présentes dans les esprits, les humains se pressaient de rentrer avant la nuit complète. Ils avaient bien trop peur du Grand Méchant Loup. Mais je trouvais que Thanos n’était pas si terrible que ça. C’était même un Bêta tout à fait acceptable, selon mes critères.

Il n’y eut bientôt plus personne à l’horizon, et j’envisageais un plongeon dans l’eau. Avec ma température corporelle inhabituellement élevée, je pouvais aisément me le permettre. Intriguée, je retirais mes bottes et mes chaussettes - tiens, elles étaient grises elles - me relevais, et m’approchais de l’eau dans le but de tester sa température. Mes longs cheveux blonds masquaient totalement mon visage et mon champ de vision par la même occasion, mais je me fiais à mon odorat pour m’avertir d’un éventuel danger. Gardant mes précieuses bottes à la main, je trempais un ou deux orteils dans l’eau. Mmh. Pas convaincue.

Au bord du lac...

J'en étais à ce stade de mes réflexions quand j'aperçu une silhouette au loin. Une rousse. Immédiatement, mon cœur se mit à battre plus fort, et j'imaginais qu'il s'agissait de la petite d'hier soir. Je la fixais pendant un long moment à travers l'épais rideau de ma chevelure - elle devait penser que je ne la voyait pas - me demandant si cela pouvait être elle. Se revoir, si vite ? D'un nonchalant haussement d'épaules, je décidais finalement que ça n'avait aucune importance. Elle arriva finalement auprès de moi, et me salua d'un timide :

- Bonsoir...

Je me figeais. Même sous forme humaine, mon ouïe n'avait rien à envier à la plus avertie des chauves-souris. Et je reconnu instantanément sa voix. C'était elle ! Vivement - peut-être un peu trop - je relevais la tête et la fixais intensément. Mmh, pas DU TOUT suspect ça comme comportement. Par chance, elle m'a déjà tourné le dos et dépassée, il y a donc peu de chances qu'elle ait aperçu mes mouvements presque reptiliens tant ils sont vifs. Comme je passe très peu de temps parmi les humains, j'ai tendance à oublier de me forcer à bouger plus doucement. J'hésite entre la rattraper et la suivre, mais, après tout, je sais déjà où elle habite, et c'est derrière un portail en argent. Détail qui a son importance, du moins en ce qui me concerne.

Je m'apprête donc à la héler, lorsque soudainement, elle se retourne et revient vers moi. J'en reste comme deux ronds de flan. Gné ? Tandis qu'elle s'approche, je la vois fixer mes pieds dans l'eau glaciale. Soudain, le lien se fait dans mon esprit : j'ai encore oublié de me comporter comme un être humain, et cela l'a tellement perturbée qu'elle fait demi-tour. Décidément. Heureusement pour mon espérance de vie, Arkan ne peut pas me tuer, sinon, je pense que ça ferait un certain temps qu'il l'aurait fait. Elle me tire de mes pensées en m'abordant une nouvelle fois :

- Excusez-moi... Vous allez bien ? Je veux dire, vous n'avez pas froid dans l'eau ?

Je souris. Elle respire toujours autant la naïveté et la candeur, et mon instinct de chasseresse en est tout émoustillé. Par réflexe, je ramène devant mon visage la longueur de cheveux qui couvre le côté gauche de mon visage. Je n'aime pas qu'on fixe ma cicatrice. Au sein de la meute, tous, du plus jeune au plus vieux, en passant même par Arkan et Thanos, ont appris à ne pas fixer ce côté-ci de mon visage. Mais les humains sont si curieux... J'ai donc pris l'habitude de dissimuler la marque derrière un épais rideau de cheveux. Cela étant fait, je daigne enfin répondre à son interrogation :

- Non, je n'ai pas froid, je vous remercie.

Ça m'amuse énormément de faire comme si tout ça était normal, alors que je sais pertinemment que je n'en ai pas l'air. Cela dit, si je pique sa curiosité, j'arriverais peut-être aussi à savoir pourquoi ses mains ont cette étrange odeur de froid.

Au bord du lac...

Je ne quitte pas mon air relativement neutre quoique cordial, mais en mon fort intérieur je suis amusée. Elle acquiesce à ma réponse d'un signe de tête, en souriant timidement. Mes yeux humains voient de façon plus précise que ceux du loup, lui qui s'appuie plutôt sur l'odorat pour chasser. Je peux donc mieux admirer ma douce, et je dois admettre que sa petite bouille est choupi. Heureusement que j'ai obtenu ma morsure assez tôt, parce qu'elle n'a pas l'air bien vielle, et malgré notre grand écart d'âge, celui auquel je me suis arrêtée est assez proche du sien. À moins qu'elle aussi ne soit une créature millénaire qui traîne dans les parages, mais cela me paraît être un peu trop gros. Et puis, les créatures magiques détectent en général assez vite notre présence dans le coin et s'abstiennent d'empiéter sur notre territoire.

- Excusez moi de vous avoir dévisagée. Pour ne rien vous cacher, j'ai rencontré un chien hier soir qui semblait posséder la même marque sur l’œil et cela m'intrigue. Vous connaissez ce chien ? Une femelle, assez grande et entièrement blanche excepté cette marque sur l’œil. On a joué ensemble un moment hier soir. J'en oublie mes bonnes manières, veuillez m'excuser. Je m'appelle Eliana Elstice Dorde. Enchantée. Et vous ? Qui êtes vous ?

Je suis tirée de mes réflexions concernant sa nature lorsque ma belle rousse me noie sous un flot de paroles difficile à endiguer. Hier déjà, elle m'a blablaté à n'en plus finir. Mince. J'ai failli oublier à quel point elle est bavarde. Pas vraiment ma tasse de thé, moi qui suis plutôt du genre laconique, mais il va bien falloir que je fasse quelques efforts, je ne peux pas me contenter d'aboyer comme hier. Je ricane intérieurement à cette idée. Je pense qu'elle ferait une drôle de tête.

Je parviens péniblement à trier le flux d'informations cachées au cœur de ses phrases, et comprends un certain nombre de choses dans la foulée. Notamment qu'elle n'a pas l'air d'avoir parlé de son escapade avec moi à sa famille. Cela dit, il est normal qu'elle craigne leur réaction au vu de ce qu'elle m'a dit à propos de cet...Alphonse ? Je crois que c'est ça oui. Il va falloir que je pense à demander des renseignements à Arkan. C'est alors qu'elle me donne son nom. Son nom complet. Et...il ne m'évoque rien. Mais notre Alpha pourra certainement nous en dire plus.

- Enchantée Éliana. Puis-je vous appeler Élie ? Je trouve ça plus mignon, à mes yeux cela correspond plus à ce que je vois de vous. Quant à moi, vous pouvez m'appeler Sora.

Je ne lui donne volontairement pas mon nom complet. Si par malheur elle venait à me mentionner devant un des membre de la meute, je risquerais un sacré paquet d'ennuis. D'autre part, sa famille connaît peut-être une partie des identités des garous d'ici, et je ne veux pas risquer de compromettre la meute, bien que je soit la seule représentante de mon nom. Cette petite pensée piquante avait une saveur douce-amère, et je laissais ruisseler une petite larme intérieure pour James. Il me manquait. Tous les jours.

Damned. J'ai tendance à me laisser facilement dériver dans mes pensées, l'habitude d'être seule sûrement. Je réalise alors qu'il y a une de ses questions à laquelle je n'ai pas répondu. En même temps, il y en avait tellement...

- Oh, pour la chienne...Il se pourrait que je la connaisse oui...

Je ne compte pas en dire plus pour l'instant, parce que je me retiens d'éclater de rire et que je préfère faire de mon mieux pour garder un air naturel. La pauvre. Si elle savait. Je me mords doucement l'intérieur de la joue pour retenir un spasme de joie qui irradie mon corps.

Au bord du lac...

- Je… Oui, très bien Sora, appelez-moi Élie.

Je la devine confuse. Visiblement, mon approche semble l’avoir perturbée. Elle est choute. Si elle savait… J’ai beau être l’Oméga, et être en capacité de fréquenter les humains avec une certaine facilité – ce qui justifie mon autonomie dans mes déplacements et le fait que j’habite loin de la meute – je n’en reste pas moins un prédateur. Et les choupinettes proies sans défense, tout le monde aime ça. Enfin…tous les loups aiment ça. Toutefois, ça ne provoque pas le même type de réaction selon les membres de la meute. En général, les mâles ont tendance à devenir grivois, voir lourds, tandis que les femelles virent sanguinaires. Moi ? Moi ça va, merci. Blague à part, oui, sa fragilité m’excitait comme n’importe quel loup-garou digne de ce nom, mais je pouvais le réfréner. Repousser la bête au fin fond de mon conscient et lui dire "coucouche panier papattes en rond", et ça marchait. Ce qui était logique. Étant l’Oméga, mon rôle était d’apaiser mais aussi de contrôler la meute. Il fallait donc que je puisse me contrôler, moi. Une fois de plus, ma douce laissa filtrer sa candeur et sa fraîcheur dans ses réponses, ce qui me recentra sur elle :

- Vraiment ? Je veux dire, je suis contente de l’apprendre. J’avais peur que ce soit un chien errant qui risquait de se faire attraper.

Je ricane doucement à cette idée. Les loup-garous sont très, très malins. Et vicieux. Réussir à en attraper un – vivant ! – est une chose quasi-impossible pour un humain lambda, ou même pour un alchimiste. Seuls les Hunters, formés et créés pour, en sont capables. Et encore. La puissance et la sauvagerie de ma race en font des créatures difficiles à capturer, et plus encore à tuer.De toute façon, il n’y a pas de Hunters dans la région, Arkhan s’en est assuré lorsqu’il a installé la meute à cet endroit. Pas con cet Arkhan. C’est ptet pour a qu’il est Alpha et pas moi. Que je vous rassure, je préfère nettement être l’Oméga. C’est quand même vachement plus cool. Toute la meute m’adore et me vénère comme un genre de mini-divinité locale, bien que l’inverse ne soit pas franchement réciproque. Mais au moins, je peux faire ce que je veux, et l’Alpha ne peut pas employer sa Domination sur moi, j’y suis insensible. Là où les autres loups peuvent être contraints par le pouvoir et la puissance de l’Alpha lorsqu’il émet ses ordres, je suis la seule à n’en avoir rien à carrer. Si la colère d’Arkhan peut mettre toute la meute à genoux, je suis la seule à rester debout. C’est très, très rigolo. Je lui réponds néanmoins :

- Ne vous en faîtes pas à ce propos. Elle sait parfaitement ce qu’elle fait.

Je sais pertinemment qu’elle a perçu mon intelligence sous ma forme lupine, intelligence réellement inhabituelle pour un animal. Mais de toute façon un gabarit pareil étant de base inhabituel, il est admissible qu’une telle créature soit aussi d’une intelligence rare, non ? Je sais, je sais. J’essaye de me justifier là. En soi, j’ai fait une connerie, et je prie très fort pour ne pas avoir à en payer le prix. Mais tant que personne ne découvre notre relation, tout ira bien…non ?

Je me reprends. Wow ! Déjà, je parle de relation ! On ne se connaît qu’à peine ! Certes, mais j’ai un bon feeling avec cette petite. Et puis, elle aussi a l’air d’être une créature un peu particulière… À minima si l’on considère ses origines. Je flaire du mystère là-dedans, et à mes heures perdues, je serais plaisamment amusée de le résoudre. De toute façon, vu comme elle est pipelette, ma petite bavarde finira bien par me livrer des informations…

Son regard se pose à nouveau sur mes pieds nus qui font trempette. Décidément, ça en devient une obsession. Par orgueil ou par flemme, qu’en sais-je, je décide de ne pas chercher à faire d’efforts pour dissimuler ma nature. D’une certaine manière, j’ai envie qu’elle le découvre. Qu’elle comprenne. Que je sois un peu moins seule… Oh certes me direz-vous, j’ai une meute toute entière pour partager des liens. Mais je ne me sens pas liée à eux. Je n’y trouve que peu d’attaches…je ne m’y sens pas vraiment chez moi. Et puis, vivre en permanence avec un seul et même groupe de personnes, c’est vite pesant. Surtout au bout de plusieurs décennies. Un peu de sang neuf ne peut que m’égayer et me divertir.